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(Français) Vik Muniz: Erotica Salvatrix (Erotica Series)

by Catherine Millet for Xippas Galleries “Erotica” Exhibition. October 27 – December 12, 2001.

Inutile de le nier : lorsque l’on entre dans la salle d’exposition où sont accrochées les Ïuvres de la série Erotica (2001), aussi averti que l’on soit, on en prend plein la figure. Cibachromes et C-prints d’un mètre soixante à plus de deux mètres cinquante de côté présentent en gros plan des fesses, des seins ainsi que des verges pénétrant des vulves selon à peu près tous les angles de vue. On supporte le choc, d’abord, justement, à cause de la dimension de ces images que Vik Muniz est allé glaner sur les sites pornographiques d’Internet et qu’il reproduit à une échelle qui, au sens propre, nous oblige à prendre une distance par rapport à elles.


Les points de vue sont parfois si rapprochés qu’on a du mal à comprendre de quelle façon se raccordent les différentes parties de corps, et il arrive que dans un premier temps on ne distingue qu’une image vaguement abstraite. Il faut alors prendre du recul pour comprendre la scène. Par ailleurs, les surfaces sont lisses, propres, et même si on se rend compte que la matière photographiée est souple, avec des creux et des bosses, des zones d’ombre et des zones delumière, bien plus sensuelle, en fait, qu’une image pixélisée apparaissant sur l’écran de l’ordinateur, le glaçage photographique met comme un voile pudique sur ces chairs quelque peu, il faut le dire, cellulitiques. Les choses se gâtent (presque au sens propre) lorsque l’on s’attarde devant ces Ïuvres Ñcomme c’est normal de le faire devant toute Ïuvre d’artÑ et qu’on les examine plus en détail. La qualité de la reproduction permet de distinguer des sillons, très agrandis, d’empreintes digitales, des griffures donnant l’illusion des poils ou le piquetage des testicules, ou encore le rendu du relief là où les lèvres de la vulve se retroussent au passage de la verge, etc. Le regardeur est pris au piège ; il est comme un lilliputien, le nez entre les cuisses de géants. La matière reprend ses droits sur la distance photographique, la chair sur son image. Voici pourquoi. Comme à son habitude, Muniz ne s’est pas contenté d’agrandir une image trouvée.


Avec un soin inégalable, il l’a d’abord copiée, sur une surface de quelques centimètres, en utilisant une substance bien concrète et , ici de la pâte à modeler, d’où la simulation de la chair et, qui plus est, d’une chair malaxée. C’est parce qu’il a appuyé avec ses doigts, étalé la pâte, que les peaux ont cet aspect granuleux de cellulite. C’est un peu dégoûtant. On ne se sent pas très fier de contempler comme ça du vulgaire porno (toute la série est sous-titréeSilly Putty). Si bien que l’on reconsidère le tout en retournant quelques pas en arrière. Ces allers et venues entre le caractère tactile d’une matière, par lequel le spectateur aime se laisser prendre (et dans lequel l’artiste manque toujours de s’empêtrer ; Muniz avoue de nombreux ratages…), et le pouvoir d’abstraction de la photographie, le communiqué de presse de l’exposition à la Galerie Renos Xippas les évoquait de façon on ne peut plus elliptique, Ñ et paradoxale : « le contact presque physique avec l’empreinte des doigts de l’artiste (oh là là ! [c’est moi qui commente]) permet d’inscrire une distance (…) et de découvrir d’autres images (…), comme des paysages ou une cartographie… » (Personnellement, je n’y aurais pas pensé, mais chacun s’échappe comme il peut de l’emprise…) Ceci n’est pas sans rapport avec ce que déclare l’artiste sur le choix de son médium. D’abord attiré par la sculpture, il découvre finalement que : « La photographie charrie le code des objets tridimensionnels sans le bagage du poids et du volume (1). » Devant ces Ïuvres, je n’ai pas, moi, imaginé un paysage, non, j’ai pensé à… Barnett Newman ! (Chacun sa libido…) Newman, dont Muniz se moque gentiment dans l’entretien que je viens de citer. Les tableaux de Newman ont la faculté de convertir leur puissante présence en une sensation d’évanescence. Spectateur, ou bien vous sombrez dans des mètres carrés de toile peinte, ou bien vous vous laissez transporter, alléger par eux. Vik Muniz vous place face à ce genre d’alternative. Bien sûr, la série Erotica appartient à une autre tradition, celle de la peinture « tartinée », des nus de Picabia, composés d’après les photographies des revues de charme au début des années quarante, et dont la touche est souvent bien visible, un peu grossière, et celle des provocantes Women de De Kooning. De Kooning qui expliquait parfaitement le pourquoi de la chose en prétendant que « la chair avait été la raison d’être de la peinture à l’huile ». Et la pâte à modeler donc!


Mais on a vu que simultanément la technique photographique permettait à l’artiste de lisser cette pâte et donc de modérer sa relation mimétique avec ce qu’elle désigne. En ce sens, Muniz se rapproche plutôt d’un autre peintre qu’il aime beaucoup, Salvador Dalí, dont d’ailleurs le club de fans va aujourd’hui s’élargissant, ce qui est heureux. Dalí ne s’est-il pas appliqué à rendre des corps flasques, des matières en décomposition, voire excrémentielles, au travers de tableaux dont le fini est quasi « photographique »? Parodiant Breton, et cultivant le paradoxe, Dalí n’hésita pas également à proclamer : « La beauté sera comestible ou ne sera pas. ». On suppose que Vik Muniz, qui a réalisé des images à l’aide de sucre, de poivre, de Ketchup, de beurre de cacahuète, de sirop de chocolat…, avant d’utiliser la pâte à modeler (et toutes les mamans savent que les enfants ont la furieuse manie de porter la pâte à modeler à la bouche) a pu être sensible à cette définition. Dalí, Muniz nous mettent ainsi en face de nos responsabilités. Si l’art se consomme, à nous, amateurs, de choisir si cette consommation se convertit en beauté, ou en déjection… Pour lui-même, Muniz a choisi. Les compositions en sucre ou en chocolat sont dispersées, ou détruites, après que la photo a été prise. De toute façon, certaines sont extrêmement fragiles et précaires. Dans l’exposition de la série Erotica, on pouvait voir une boule pas très grosse, beigeasse, trônant de façon un peu ridicule, dérisoire, dans l’espace qui lui avait été réservé, à l’écart. Elle me fit penser à une urne.


Renseignements pris, il s’agissait du bloc de pâte à modeler qui, façonné, réagglutiné et refaçonné, avait été nécessaire pour la confection de toutes les images. Matière première qui reste première, endue définitivement à son état d’agrégat confus, de déchet, matière évacuée de l’image qui, elle, triomphe dans son impalpable pérennité…


Toujours dans la même interview, Muniz parle encore de son admiration pour les portes du baptistère de la cathédrale de Florence, dues à Ghiberti. Ce qui retient son attention, c’est que le bas-relief exploite simultanément une subtile illusion de perspective et la précision bien physique des détails du relief. Autrement dit, face aux scènes représentées, la perception oscille entre la séduction toute mentale exercée par une enfilade d’arches vue en perspective, etl’attraction « haptique » du bronze. La question se pose de façon comparable devant les Ïuvres de la série Erotica. Admirons-nous le travail habile de quelques grammes de pâte à modeler, ou bien contemplons-nous de saisissantes, suffocantes, photographies? Nous attachons-nous à la propriété qu’a ce modeste matériau, la pâte à modeler, de se confondre avec la substance-même de l’être humain, ou bien trouvons-nous là l’occasion de réviser, de transcender nos opinions toutes faites sur la photo porno? Ces Ïuvres sont des propositions indécidables, et elles nous font prendre conscience que c’est peut-être tout notre rapport au monde qui se situe ainsi dans un flottement : habitons-nous le monde des choses concrètes ou bien lemonde des images des choses? Même lorsque nous faisons l’amour et que notre corps se confond avec un autre corps, n’est-ce bien que ce corps que nous étreignons, n’est-ce pas aussi la construction imaginaire, fantasmatique, dont nous l’habillons? Il n’est pas interdit de penser que les images crues de Vik Muniz, obtenues à partir d’une matière crue, nous éclairent sur un point fondamental de théologie. Dieu créa l’homme en le façonnant dans un peu de glaise. À son instar, l’artiste modèle des corps avec un peu de pâte. Mais cette pâte, il l’écrase, l’étale sur un plan, renonce à ce point à lui donner du volume qu’il finit par la photographier pour la ramener parfaitement dans la bidimensionnalité de l’image. D’où cette conclusion : est-ce bien le Dieu incarné qui a sauvé le monde? Ne seraient-ce pas plutôt les images du Dieu incarné? Les images, c’est-à-dire l’art. N’est-ce pas l’art qui chaque jour renouvèle le sauvetage du monde?

(1) Les citations de Vik Muniz sont extraites d’un entretien avec Charles Ashley Stainback, catalogue Seeing is Believing, International Center of Photography, New York, Arena Editions, Santa Fé, 1998.